Au début de l'année 1867, Nélie Jacquemart a 25 ans, lorsqu'elle part pour un séjour de plusieurs mois en Italie, à Rome. Elle va étudier dans l'atelier d'Ernest Hébert, qui est le directeur de l'Académie de France8. En mai, à la « villa Pamphile » elle rencontre Geneviève Bréton24,Note 5, jeune bourgeoise de 18 ans dont les parents sont liés professionnellement et familialement à Louis Hachette25, qui ayant apprécié ses portraits exposés au Salon lui en parle « avec admiration ». La jeune fille qui rêve d'être artiste revient la voir au travail dans l'atelier d'Hébert à la villa Médicis, Nélie Jacquemart, qui fait une étude sur modèle vivant, une vieille italienne, continue à travailler tout en échangeant longuement « de Rome, de Paris, de tout ». La jeune fille remarque qu'en sortant de l'atelier, Nélie Jacquemart met « d'horribles lunettes bleues »24.
De retour à Paris, Nélie Jacquemart présente de nouveau des portraits au Salon de 1867, ceux de M. L. F. et du fils de madame F.20 et livre une toile, haute de 1,95 mètre pour 1,25 m de large, commande pour la chapelle située à gauche de la sacristie dans l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Elle représente « Saint Eugène, debout, robe de moine avec capuchon blanc : pieds nus, et la main gauche soutenant la crosse »26.
Devenue une amie intime de Geneviève Bréton, qui l'appelle « Nel », elle fréquente son groupe d'amis qui comprend Albert Duruy, fils du ministre Victor Duruy. Ils réussissent à convaincre le ministre de poser pour Nélie qui réalise son portrait en ce début de l'année 186827. Néanmoins Nélie Jacquemart semble douter au point d'en faire part à Geneviève, qui inscrit dans son journal à la date du 27 février : « La destinée a mauvais caractère ; Nel n'a qu'une idée : le mariage, elle en oublie son art, sa réputation et son talent pour ne rêver que d'un coin de feu peuplé d'enfants et un honnête homme tendre. Voilà le programme auquel se sont réduites ses chimères »24.
Trois médailles au Salon (1868-1869-1870)
Ces confidences à une amie ne l'empêche pas de continuer son travail, elle peint les portraits de Benoît Champy, président du tribunal civil de la Seine, et de Geneviève Bréton. Ces deux toiles sont exposées au Salon de 1868, celui de la jeune Bréton restant anonyme en étant intitulé Portrait de Mlle G. B.20. Cet accrochage est un véritable succès public qui lui vaut une médaille28 du Salon, qu'elle reçoit lors de la cérémonie des remises29, mais également, de bonnes critiques de la presse comme celle du journal La Liberté : « Cette jeune fille inconnue hier, presque célèbre aujourd'hui, vient de sortir avec éclat de ce pensionnat de la peinture où les femmes restent ordinairement confinées. On peut dire qu'elle a revêtu la robe virile du talent » et un franc succès chez ses amis et relations30. Plus proche du sujet, le critique d'art Marius Chaumelin écrit : « Un portrait non moins séduisant, est celui de Mlle G. B., par Mlle Nélie Jacquemart : [...] le modèle est une blonde jeune fille, d'un type original et charmant ; elle est debout et se dirige vers le fond, en retournant vers nous son gracieux visage ; de petites boucles de cheveux, légères et soyeuses, folâtrent autour du front et de la nuque. L'exécution, souple et moelleuse dans cette peinture, acquiert plus de fermeté et de relief dans le portrait que Mlle Jacquemart a fait de M. Benoit Champy, en costume de président. Il est assez rare de trouver une femme peintre qui ait autant de fermeté et de sureté dans la main, que Mlle Jacquemart »31. Elle obtient pour la première fois la médaille du Salon32, ce qui l'exempte du passage par la sélection du jury pour les prochains Salons (article 23 du règlement33). Cette réussite a également son corollaire en « insinuations perfides et ragots » qui mènent certains à voir dans l'artiste et son modèle « un couple de lesbiennes » ce qui conforte madame Bréton, mère de Geneviève, qui juge que Nélie Jacquemart « n'est pas comme tout le monde, elle manque de tenue, elle est trop artiste ». Mise au courant, Geneviève s'indigne : « qu'un monde perverti souille d'un doute l'amitié pure d'un jeune homme avec une jeune fille, ce serait infâme mais je comprendrais. Mais de Nel et de moi ! »30.
C'est l'année suivante, en 1869, qu'elle présente au Salon son portrait de Victor Duruy, accompagné par le portrait de Mme G..., et par ceux des petites filles de Mme la baronne Gaston de M. et du fils de M. le baron Gaston de M., ce dernier étant un dessin à la mine de plomb20. C'est celui de Victor Duruy qui est salué par l'ensemble des critiques27. Pour Marius Chaumelin, il « obtient un grand et légitime succès [...] on hésitera à atténuer par des critiques, même les plus légères, les éloges dus à une artiste qui entre si vaillamment dans la carrière »34. Par contre ce critique apprécie moins le portrait de Mme G., « la pose est originale, la physionomie parlante ; mais le corps, enveloppé d'une robe de velours noir, s'aplatit trop sur le fond qui est de couleur sombre »35. Pour la deuxième fois elle obtient la médaille du Salon
En 1870, Nélie Jacquemart, qui habite au no 19 de la rue de Laval (renommée depuis rue Victor-Massé), récidive au Salon, ouvert le 1er mai au Palais des Champs-Élysées, avec deux portraits accrochés : la Baronne Gaston de M. et le Maréchal Canrobert38. Les deux toiles remportent un succès qui n'est pas terni par l'importance de ceux des deux dernières années. Le critique Marius Chaumelin écrit : « Mlle Jacquemart a fait preuve d'un très grand sentiment artistique en donnant du caractère, de l'accent et presque de la noblesse à la tête du maréchal ; elle l'a flattée, tout en la faisant ressemblante : sur des traits qui n'ont assurément rien d'épique, elle a fait rayonner un air hautain et martial, l'air du commandement de la bravoure. [...] Pleine de virilité lorsqu'elle peint un portrait d'homme Mlle Jacquemart sait faire preuve de distinction et de délicatesse, quand son modèle est une femme. [...] Il y a au Salon tout un bataillon d'habiles portraitistes féminins, dont Mlle Jacquemart sera, si l'on veut, la maréchale »39. Le résultat est qu'une médaille est de nouveau attribuée à Nélie Jacquemart, ce qui, suivant le règlement du Salon : « Art. 27 - Nul artiste ne pourra obtenir la médaille plus de trois fois en chaque section. Seront considérés comme hors de concours, pour les médailles, les artistes qui ont obtenu [...] la médaille nouvelle trois fois répétée »40.
Dans le Journal officiel de l'Empire français, le 2 août, un article de Théophile Gautier est consacré aux portraitistes : « Avec le portrait de M. Duruy, Mlle Nélie Jacquemart avait obtenu un de ces succès qui, remportés au début d'une carrière, nuisent quelquefois à l'artiste au lieu de le servir. Il est si commode, tout en ayant l'air équitable, d'éreinter le second ouvrage avec le premier et de créer un antagonisme entre le passé et le présent de l'auteur ou du peintre, de façon à le détruire par lui-même. Ce malheur n'est pas arrivé à Mlle Nélie Jacquemart, pour laquelle nous craignons que le remarquable portrait de M. le ministre de l'instruction publique (il l'était alors) ne devint ce qu'on appelle en argot d'atelier une scie. Son portrait du maréchal est très-beau et très-ressemblant. Le maréchal, vêtu en bourgeois, est représenté debout, le pouce de la main droite entré dans la poche de son pantalon, la main gauche tenant des gants, le bras appuyé sur un bahut de chêne ; la tête est portée haute, un peu renversée en arrière, par habitude martiale. C'est une peinture énergique et solide, telle que peu d'hommes seraient en état de la faire. Mme Nélie Jacquemart a exposé aussi un gracieux portrait de femme, celui de Mme la baronne Gaston de M... La baronne, habillée de brun rouge, décolletée, le corps de profil et la tête tournée vers le spectateur, appuie la main gauche sur une console où sont un éventail et des gants. L'artiste a rendu avec beaucoup de charme cette physionomie fine et spirituelle, encadrée de cheveux châtains »41. Nélie Jacquemart lui répond dans les jours qui suivent par cette lettre : « Monsieur, vous me donnez le droit de vous dire combien je suis fière et heureuse que mes deux portraits du Salon aient pu être remarqués par vous d'une façon bienveillante. Je sens que j'ai de bien grands efforts à faire et les encouragements que vous avez la bonté de me donner m'aident beaucoup. Croyez, Monsieur, à ma reconnaissance qui est profonde. » signée « N. Jacquemart »42.
Lors de cet échange, l'« année terrible », comme le dira Victor Hugo, a déjà commencé, par ce que l'on appelle la Guerre de 1870 qui a débuté le 19 juillet43. Elle se poursuit avec la défaite de Sedan puis le siège de Paris, par l'armée allemande, qui se termine avec la signature de l'armistice en janvier 1871. Le château de Stains est détruit par des bombardements. Il appartenait à madame de Vatry, qui en avait hérité en 1840, à la mort de son père. Par ailleurs, Henri Regnault, engagé volontaire, est mort dans les combats pour la défense de la ville.
En 1870, Nélie Jacquemart vit pleinement de son art. Elle enseigne le dessin dans une école de Paris. Elle reçoit des commandes publiques pour les églises. Elle est reconnue pour ses portraits. Les portraits de Benoît Champy en 1868, de Victor Duruy en 1869, du Maréchal de Canrobert en 1870 lui valent trois médailles au Salon. En 1872, elle réalise le portrait d'Adolphe Thiers et celui d'Édouard André. Celui-ci est une personnalité de la vie mondaine parisienne, héritier unique d'une famille de banquiers et propriétaire de la Gazette des beaux-arts
Collectionneuse
Le 29 juin 1881, neuf ans après avoir peint son portrait et sans que rien prouve une relation avec lui, Nélie Jacquemart épouse Édouard André, alors malade. Le contrat de mariage imposé par la famille d'Édouard André impose une séparation totale des biens. Ce mariage défavorable permet à Nélie Jacquemart, issue d'un milieu populaire, d'accéder à la bourgeoisie et d'en faire partie. Elle modifie son mode de vie, abandonne complètement la peinture pour organiser réceptions et concerts mondains1.
La collection de Nélie Jacquemart composée d'objets, de livres et tableaux anciens est connue par l'inventaire dressé avant mariage. Elle n'a pas de lien avec celle d'Edouard André qu'il a commencé dans les années 1860. Petit à petit les collections des deux époux fusionnent pour n'en former qu'une seule. C'est à ce moment-là que Nélie Jacquemart adopte le nom de Jacquemart-André.
Pour acquérir des œuvres et des objets rares, le couple voyage en Europe, mais aussi en Égypte, à Constantinople. Intéressé particulièrement par l'art italien de la Renaissance , il acquiert en tout 207 sculptures, 97 tableaux. Collectionner devient une passion. C'est ainsi que le couple achète les fresques peintes par Tiepolo en 1745, du palais Contarini-Pisani situé près de Padoue. Cette vente soulève l'indignation et la presse demande l'interdiction de sortie de territoire. Les fresques arrivent néanmoins, à Paris, et sont installées dans l'escalier d'honneur de l'hôtel parisien. Cet hôtel particulier a été construit entre 1868 et 1874, en retrait du boulevard Haussmann à Paris1.
À la mort d'Édouard André (le 16 juillet 1894), Nélie Jacquemart dévoile un testament olographe qui fait d'elle l'héritière unique de la fortune de son mari. La famille d'Édouard André conteste ce testament. Nélie Jacquemart gagne le procès. Elle reprend la collection et l'étend à de nouveaux domaines, comme les médailles et la peinture anglaise.
En 1902, Nélie Jacquemart décide de découvrir l'Asie. A son arrivée en Inde, elle apprend qu'une partie du domaine d'Ermenonville a été mise en vente, dont l'abbaye de Chaalis. En juillet de la même année, elle rachète aux héritiers de madame de Vatry, le domaine de Chaalis où elle a passé son enfance, et elle y installe une partie de sa collection. Elle commande un monument funéraire la représentant en peintre, palette à la main, activité qu'elle a abandonnée depuis 30 ans1.
Décès
Nélie Jacquemart a 70 ans lorsqu'elle meurt à Paris le 15 mai 191244,Note 6, dans son hôtel du 158 boulevard Haussmann. Ses obsèques ont lieu le samedi 18 à l'église Saint-Philippe-du-Roule45.
Elle est inhumée dans la chapelle de Chaalis, décorée de fresques dues au Primatice. Comme convenu avec son mari, et comme l'avait fait le duc d'Aumale – qui la reçut à Chantilly, selon le témoignage d'Edmond de Goncourt – elle lègue tous ses biens à l'Institut de France. Un an plus tard, les deux musées Jacquemart-André, parisien et de Chaalis, ouvrent au public.
Dans celui de Paris, sont exposés son buste, sur la cheminée du « salon de thé », et son autoportraitNote 7. Dans celui de Chaalis sa sépulture dans la chapelle, avec son gisant en bronze la représentant allongée, appuyée sur le coude, et une palette et des pinceaux à la main.